La Dispute - Scène 15

CARISE, ÉGLÉ.

CARISE.
À quoi rêvez-vous donc ?

ÉGLÉ.
Je rêve que je ne suis pas de bonne humeur.

CARISE.
Avez-vous du chagrin ?

ÉGLÉ.
Ce n’est pas du chagrin non plus, c’est de l’embarras d’esprit.

CARISE.
D’où vient-il ?

ÉGLÉ.
Vous nous disiez tantôt qu’en fait d’amitié on ne sait ce qui peut arriver ?

CARISE.
Il est vrai.

ÉGLÉ.
Eh bien ! je ne sais ce qui m’arrive.

CARISE.
Mais qu’avez-vous ?

ÉGLÉ.
Il me semble que je suis fâchée contre moi, que je suis fâchée contre Azor ; je ne sais à qui j’en ai.

CARISE.
Pourquoi fâchée contre vous ?

ÉGLÉ.
C’est que j’ai dessein d’aimer toujours Azor, et j’ai peur d’y manquer.

CARISE.
Serait-il possible ?

ÉGLÉ.
Oui, j’en veux à Azor, parce que ses manières en sont cause.

CARISE.
Je soupçonne que vous lui cherchez querelle.

ÉGLÉ.
Vous n’avez qu’à me répondre toujours de même, je serai bientôt fâchée contre vous aussi.

CARISE.
Vous êtes en effet de bien mauvaise humeur ; mais que vous a fait Azor ?

ÉGLÉ.
Ce qu’il m’a fait ? Nous convenons de nous séparer ; il part, il revient sur-le-champ, il voudrait toujours être là ; à la fin, ce que vous lui avez prédit lui arrivera.

CARISE.
Quoi ? que vous cesserez de l’aimer ?

ÉGLÉ.
Sans doute ; si le plaisir de se voir s’en va quand on le prend trop souvent, est-ce ma faute à moi ?

CARISE.
Vous nous avez soutenu que cela ne se pouvait pas.

ÉGLÉ.
Ne me chicanez donc pas ; que savais-je ? Je l’ai soutenu par ignorance.

CARISE.
Églé, ce ne peut pas être son trop d’empressement à vous voir qui lui nuit auprès de vous ; il n’y a pas assez long-temps que vous le connaissez.

ÉGLÉ.
Pas mal de temps ; nous avons déjà eu trois conversations ensemble, et apparemment que la longueur des entretiens est contraire.

CARISE.
Vous ne dites pas son véritable tort, encore une fois.

ÉGLÉ.
Oh ! il en a encore un et même deux, il en a je ne sais combien ; premièrement, il m’a contrariée ; car mes mains sont à moi, je pense, elles m’appartiennent, et il défend qu’on les baise !

CARISE.
Et qui est-ce qui a voulu les baiser ?

ÉGLÉ.
Un camarade qu’il a découvert tout nouvellement, et qui s’appelle homme.

CARISE.
Et qui est aimable ?

ÉGLÉ.
Oh ! charmant, plus doux qu’Azor, et qui proposait aussi de demeurer pour me tenir compagnie ; et ce fantasque d’Azor ne lui a permis ni la main ni la compagnie, l’a querellé, l’a emmené brusquement sans consulter mon désir. Ah ! ah ! je ne suis donc pas ma maîtresse ? Il ne se fie donc pas à moi ? Il a donc peur qu’on ne m’aime ?

CARISE.
Non ; mais il a craint que son camarade ne vous plût.

ÉGLÉ.
Eh bien ! il n’a qu’à me plaire davantage ; car s’il est question d’être aimée, je suis bien aise de l’être, je le déclare, et au lieu d’un camarade, en eût-il cent, je voudrais qu’ils m’aimassent tous ; c’est mon plaisir ; il veut que ma beauté soit pour lui tout seul, et moi je prétends qu’elle soit pour tout le monde.

CARISE.
Tenez, votre dégoût pour Azor ne vient pas du tout de ce que vous me dites là, mais de ce que vous aimez mieux à présent son camarade que lui.

ÉGLÉ.
Croyez-vous ? Vous pourriez bien avoir raison.

CARISE.
Eh ! dites-moi, ne rougissez-vous pas un peu de votre inconstance ?

ÉGLÉ.
Il me paraît que oui ; mon accident me fait honte ; j’ai encore cette ignorance-là.

CARISE.
Ce n’en est pas une ; vous aviez tant promis de l’aimer constamment !

ÉGLÉ.
Attendez, quand je l’ai promis, il n’y avait que lui ; il fallait donc qu’il restât seul, le camarade n’était pas de mon compte.

CARISE.
Avouez que ces raisons-là ne sont point bonnes ; vous les aviez tantôt réfutées d’avance.

ÉGLÉ.
Il est vrai que je ne les estime pas beaucoup ; il y en a pourtant une excellente, c’est que le camarade vaut mieux qu’Azor.

CARISE.
Vous vous méprenez encore là-dessus ; ce n’est pas qu’il vaille mieux, c’est qu’il a l’avantage d’être nouveau venu.

ÉGLÉ.
Mais cet avantage-là est considérable ; n’est-ce rien que d’être nouveau venu ? N’est-ce rien que d’être un autre ? Cela est fort joli au moins ; ce sont des perfections qu’Azor n’a pas.

CARISE.
Ajoutez que ce nouveau venu vous aimera.

ÉGLÉ.
Justement ; il m’aimera, je l’espère ; il a encore cette qualité-là.

CARISE.
Au lieu qu’Azor n’en est pas à vous aimer.

ÉGLÉ.
Eh ! non ; car il m’aime déjà.

CARISE.
Quels étranges motifs de changement ! Je gagerais bien que vous n’en êtes pas contente.

ÉGLÉ.
Je ne suis contente de rien ; d’un côté, le changement me fait peine ; de l’autre, il me fait plaisir ; je ne puis pas plus empêcher l’un que l’autre ; ils sont tous deux de conséquence ; auquel des deux suis-je le plus obligée ? Faut-il me faire de la peine ? Faut-il me faire du plaisir ? Je vous défie de le dire.

CARISE.
Consultez votre bon cœur ; vous sentirez qu’il condamne votre inconstance.

ÉGLÉ.
Vous n’écoutez donc pas ? Mon bon cœur le condamne, mon bon cœur l’approuve ; il dit oui, il dit non ; il est de deux avis ; il n’y a donc qu’à choisir le plus commode.

CARISE.
Savez-vous le parti qu’il faut prendre ? C’est de fuir le camarade d’Azor ; allons, venez ; vous n’aurez pas la peine de combattre.

ÉGLÉ, voyant venir Mesrin.
Oui ; mais nous fuyons bien tard, voilà le combat qui vient ; le camarade arrive.

CARISE.
N’importe ; efforcez-vous, courage ! Ne le regardez pas.

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